Ce samedi 25 décembre, un lanceur Ariane 5 doit s’élancer depuis le Centre spatial guyanais. À bord, un télescope spatial attendu depuis des décennies par la communauté scientifique et le satellite le plus cher jamais envoyé dans l’espace.
De notre envoyé spécial à Kourou,
Les oiseaux de la jungle guyanaise poursuivent leurs chants, imperturbables. Une scène impressionnante se déroule pourtant juste à côté. Un étrange attelage se déplace lentement entre les arbres : une fusée Ariane 5 de 55 mètres de haut, posée sur une table de lancement imposante.
L’ensemble pèse 1 500 tonnes et vient de quitter le bâtiment d’assemblage final du lanceur pour se diriger vers le pas de tir. « On a une très haute vitesse de croisière, 4 km/h », sourit Bruno Gérard, le directeur d’Arianespace en Guyane.
Toute impressionnante qu’elle soit, cette opération est pourtant routinière et a lieu à chaque lancement de l’engin. La différence, cette fois, se trouve au sommet, bien protégé sous la coiffe de la fusée : le télescope spatial James-Webb.
« J’ai commencé à travailler dessus au début des années 2000 », se souvient Daniel de Chambure, responsable Ariane 5 à l’Agence spatiale européenne (ESA). Il s’agit en effet d’un projet dont l’âge se compte aujourd’hui en décennies.
En 1990, la Nasa lance Hubble, un télescope spatial qui a révolutionné l’astronomie par la puissance de son miroir de 2,4 mètres et la qualité de ses clichés. Dès 1989, cependant, la communauté scientifique a commencé à travailler à la suite ; ces projets sont en effet tellement longs à mener à bien que cela demande une bonne dose d’anticipation. Au fil des ans, le successeur se précise : il sera plus grand, et regardera autre chose.
Voir l’invisible
Hubble observe en effet dans la partie visible du spectre électromagnétique. En clair : il peut voir la même chose que nos yeux. Cela nous a donné de magnifiques clichés de galaxies lointaines, de nuages de poussières intersidéraux ou des planètes du système solaire.
Malheureusement, de très nombreux objets ne sont pas visibles dans cette gamme et Hubble n’a pas pu répondre à toutes les questions.
Décision est alors prise de concevoir un engin qui pourra regarder dans l’infrarouge, invisible à nos yeux. « Cette vision infrarouge consiste à regarder cette couleur qui nous est inaccessible », explique Pierre Ferruit, le responsable scientifique du côté européen de la mission, auprès de l’ESA. « C’est vraiment la couleur de prédilection pour aller observer les premières galaxies dans notre univers qui sont apparues il y a plus de 13 milliards années. »
James-Webb aura également d’autres cibles que ces galaxies primordiales : les exoplanètes, orbitant autour d’étoiles autres que le Soleil.
C’est d’autant plus étonnant que la première d’entre-elles n’a été découverte qu’en 1995, soit après les premiers travaux de conception du télescope. « L’infrarouge est également très intéressant pour étudier leur atmosphère et leur composition. Toutes les molécules qui nous intéressent, l’eau, le monoxyde de carbone, le dioxyde de carbone, le méthane … toutes ces molécules sont visibles dans l’infrarouge », poursuite Pierre Ferruit, qui mentionne également l’étude des trous noirs.
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Mais voilà, l’infrarouge a cependant un très grand inconvénient : tout ce qui est chaud émet dans cette gamme. Des mesures ont donc dû être prises pour refroidir le télescope, faute de quoi les émissions de sa propre chaleur viendraient perturber ses observations. Webb devra donc être abaissé à des températures extrêmement froides : entre – 230 et – 266 degrés celsius en fonction de ses instruments.
Pour y parvenir, il a fallu développer un système le protégeant de la chaleur du Soleil, mais également de la Lune et de la Terre, ainsi que de la sienne. C’est notamment pour cette raison qu’Ariane 5 doit l’envoyer en orbite autour du point de Lagrange L2.
À 1,5 millions de kilomètres de la Terre, il s’agit d’une zone de l’espace qui permet à Webb de toujours tourner le dos à l’ensemble de ces sources de chaleur. Son dos, justement, est un gigantesque bouclier thermique qui se déploiera dans l’espace jusqu’à faire la taille d’un terrain de tennis.
Côté Soleil, la température avoisinera + 125 degrés. De l’autre côté de la protection, ce sera – 235 degrés. Un système de refroidissement supplémentaire permettra d’abaisser la température des instruments au niveau souhaité.
Un cauchemar d’ingénieur
L’infrarouge n’est pas la seule spécificité de James-Webb : « Au-delà de ça, c’est un grand télescope. Cela veut dire qu’il pourra récolter plus de lumière et on pourra voir des objets plus faibles. Webb ira au-delà des limites de Hubble », détaille Pierre Ferruit.
Son miroir principal de 6,5 mètres de diamètre est ainsi près de trois fois plus grand que celui de Hubble. Composé de 18 panneaux hexagonaux recouverts d’or, il est maintenu plié en trois à l’occasion du lancement et se déploiera une fois dans l’espace : aucune fusée n’aurait en effet été assez grande pour l’emporter.
Un miroir dépliable, une protection thermique grande comme un terrain de tennis, des instruments ultra-sensibles… Tous ces éléments ont fait de la construction de James-Webb un cauchemar d’ingénieur du côté de Northrop Grumman, l’industriel sélectionné par la Nasa pour développer le télescope.
C’est ainsi que Webb est devenu le satellite de tous les records en terme de délais dépassés et d’explosion des coûts. Il est aujourd’hui le plus cher du monde avec un prix supérieur à 10 milliards de dollars.
C’est cet objet digne de tous les superlatifs qu’Ariane-5 devra mener à bon port ce 25 décembre. Le lanceur européen a en effet très vite été choisi par l’agence spatiale américaine pour remplir cette mission. « À l’époque, avec la fin du programme navette, les États-Unis ne disposaient tout simplement plus de fusée capable et SpaceX n’avait pas encore les capacités », se souvient Daniel de Chambure. « Ariane 5 est par ailleurs un lanceur très fiable et capable de propulser un satellite avec une excellente précision. »
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Campagne de lancement hors-norme
C’est ainsi que Webb est arrivé au port de Pariacabo à Kourou le 12 octobre dernier en vue d’une campagne de lancement hors-normes. Il a fallu par exemple préparer le satellite dans une salle aux critères de propretés jamais vus auparavant au Centre spatial guyanais.
« La Nasa est venue avec des filtres gigantesques permettant de créer une atmosphère très propre », détaille Béatrice Roméro, cheffe du projet pour Arianespace. « Il fallait absolument éviter toute pollution humaine. Les opérateurs portaient des combinaisons couvrant toutes les parties de leur corps. On ne voyait que les yeux qui n’avaient d’ailleurs pas le droit d’être maquillées ! Le parfum était interdit également. »
Ce niveau d’exigence est essentiel pour le bon fonctionnement du télescope. La moindre poussière déposée sur le miroir principal peut entraîner une perturbation dans la prise d’image, comme un petit insecte qui se poserait sur une paire de lunettes.
Pour le parfum, c’est cette fois la contamination moléculaire qu’il convenait d’éviter. « Ce sont toutes les molécules dégagées, comme les parfums. Elles sont invisibles mais peuvent réagir chimiquement avec différents composants du télescope. Cela peut entamer les propriétés thermiques de certaines couvertures, de radiateurs, qui ne pourront alors pas évacuer la chaleur correctement ».
Plusieurs ajustements ont également dû être menés sur la trajectoire de vol qui sera suivie par Ariane 5 après le décollage. Webb n’aime pas la chaleur, et être exposé au Soleil pourrait l’endommager.
Lorsqu’il quittera l’atmosphère et que la coiffe sera larguée, l’étage supérieur va ainsi se mettre à osciller : « c’est ce qu’on appelle le roulis thermique, ou en anglais le ‘saw tooth’, la dent de scie », explique Béatrice Roméro. « Il y a une partie du télescope qui ne peut pas être exposée au Soleil. »
Elle sera donc orientée côté ombre. « Mais l’autre partie ne peut pas non plus rester trop longtemps exposée ! On va donc faire tourner, comme une broche de barbecue, pour répartir la chaleur. C’est une manœuvre spécifique à cette mission. »
Toutes ces manœuvres seront suivies depuis un endroit bien particulier. Un écran géant trône en son centre, en face duquel des rangées d’ordinateurs sont alignés comme des sièges dans un amphithéâtre.
Devant l’un d’entre eux, au milieu, une plaquette : DDO. Jean-Luc Voyer est le directeur des opérations, dans la salle de contrôle Jupiter. C’est lui qui coordonnera le lancement, et il prendra place un peu plus de dix heures avant le lancement. C’est vers le DDO que remontent toutes les informations concernant le lancement.
Il doit s’assurer que tous les systèmes sont au vert : le lanceur sur son pas de tir doit être en bon état et communiquer avec le sol ; même critères pour le satellite sous la coiffe ; les stations de suivi radar doivent être opérationnelles et enfin des conditions météo compatibles avec le lancement.
« Il y a un dernier exposé météo à moins 10 minutes », explique Jean-Luc Voyer. « Si tout se passe bien, à moins 7 minutes, j’annonce : « début de la séquence finale lanceur ». Ariane 5 est alors considérée comme « vivante ».
Sauf contrordre, elle appliquera automatiquement son programme de vol et décollera à H0. « Lors du décompte final, les quinze dernières secondes seront très émouvantes pour tout le monde je pense. Les dernières secondes avant que Webb ne décolle du Centre spatial guyanais, le port spatial de l’Europe. »
Le chemin vers l’espace
Lorsque le décompte atteindra 0, Ariane-5 allumera le moteur Vulcain de son étage principal. Le lanceur restera cloué au sol pendant 7 secondes, le temps qu’il monte en régime. À ce moment-là, ses deux propulseurs d’appoint, les boosters, se déclencheront, mettant le feu à leurs 240 tonnes chacun de poudre explosive. Ariane commencera alors son ascension.
Deux minutes et 21 secondes plus tard, ces derniers seront vides et largués. À 3 minutes 26, ce sera au tour de la coiffe et commencera alors la manœuvre de roulis thermique. Webb et Ariane seront alors à 110 kilomètres d’altitude, plus haut que la ligne dite de Karman qui marque la frontière avec l’espace.
L’étage principal continuera de pousser jusqu’à 8 minutes 47. Ses presque 200 tonnes de carburant cryogénique seront épuisées et il sera largué à son tour.
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Le deuxième étage prendra alors le relais et continuera de propulser le télescope jusqu’à 27 minutes et 7 secondes après le décollage. James-Webb sera détaché à ce moment-là et profitera de l’élan donné par Ariane 5 pour filer jusqu’au point de Lagrange L2, 1,5 millions de kilomètres plus loin.
Il faudra 29 jours pour que le télescope parvienne à sa destination. Durant ce trajet, il va devoir affronter un très grand nombre d’étapes critiques. À peine libéré par Ariane 5, il faudra déployer ses panneaux solaires, pour commencer à générer de l’électricité.
Puis dans les jours qui suivent, il devra déplier son bouclier thermique, son miroir secondaire, puis son miroir principal. Autant de phases indispensables à la réussite de la mission, mais d’une complexité rare.
Une fois tout cela effectué et arrivé en position, il pourra alors commencer à se refroidir. Suivra ensuite une phase de plusieurs mois où les instruments seront allumés et testés un à un pour vérifier qu'ils ont résisté comme prévu à la violence du lancement.
Les premières observations de calibrage pourront alors débuter et sa première image devraient nous parvenir dans six mois. Ce sera le début d’une très grande série : James-Webb est conçu pour fonctionner au minimum 5 ans dans le pire des cas, mais la communauté s’attend à recevoir ses découvertes pendant au moins 10 ans.
Lancement du télescope James-Webb par Ariane 5: une mission scientifique et technique hors norme - RFI
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